Dirigée par Noëlle Deflou-Leca, spécialiste d’histoire monastique, et par François Demotz, connu pour ses travaux sur l’histoire politique et sociale de l’espace alpin, cette publication sur les établissements réguliers des Alpes nord-occidentales rassemble les actes d’un colloque international réuni au Château de Ripaille en novembre 2015. Présentant une vingtaine de contributions d’historiennes et historiens et aussi d’archéologues, le propos de cet ouvrage se situe à la jonction de deux courants de recherche demeurés jusqu’ici distincts, à savoir l’ensemble d’études régionales sur le monachisme médiéval d’une part, et de l’autre, les travaux sur l’espace montagnard analysé à travers le prisme de ses enjeux socio-économiques.

En embrassant environ dix siècles d’histoire (Ve-XVe siècles) et la pluralité des ordres présents dans l’espace alpin médiéval, les actes du colloque de Ripaille ne proposent pas, comme affirmé d’emblée, une histoire « du religieux pour le religieux » (p. 7), mais avant tout une histoire sociale et politique de la genèse, de la diffusion et du maintien des couvents et de leur pouvoir territorial, en portant une attention particulière sur la diversité des situations et sur la confrontation des monastères avec les autres pouvoirs régionaux (ecclésiastiques et laïcs). L’ouvrage s’articule autour de trois grandes parties. La première se concentre sur l’établissement progressif des religieux dans les Alpes. Outre les articles d’Alessandra Antonini (disparue en 2016) et d’Éric Chevalley sur les premiers siècles de l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune – présentant respectivement l’évolution architecturale du complexe monastique et la culture littéraire des premiers pères – signalons en particulier l’importante contribution de Laurent Ripart. S’intéressant aux causes et à l’évolution de l’implantation de communautés régulières dans l’espace alpin au Moyen Âge central, Ripart insiste sur la nouveauté de ce phénomène du point de vue de l’histoire du monachisme et propose une chronologie de cette diffusion – explicable entre autres par les aspirations ascétiques de la spiritualité « grégorienne » – à travers deux grandes étapes d’expansion ayant lieu respectivement durant le dernier quart du XIe siècle et à la fin du XIIe siècle.

La deuxième partie de l’ouvrage jette un regard plus précis sur les rapports et la proximité des moines avec l’aristocratie laïque et le pouvoir épiscopal. Sur la base de l’analyse des actes de fondation des maisons et des documents retraçant la continuité mémorielle, François Demotz met en lumière l’importance des femmes laïques parmi les figures fondatrices des monastères régionaux aux Xe-XIe siècles. L’importance des fondations de la part des nouvelles familles seigneuriales aux Xe-XIIe siècles est mise en avant par Noëlle Deflou-Leca à propos du développement du réseau de dépendances des couvents du diocèse de Grenoble. Quant à Sylvain Excoffon, il se penche sur les relations, aux XIIe-XIIIe siècles, entre les chartreux des différents diocèses de l’espace alpin et les autorités diocésaines, en montrant que l’influence cartusienne ne s’exprimait pas nécessairement par l’exercice de la fonction épiscopale, mais aussi par le rôle joué par les disciples de saint Bruno dans les affaires politiques des diocèses, ainsi que par leurs liens avec les chapitres cathédraux.

La troisième et dernière grande partie de ces actes s’intéresse à la diversité des formes de maîtrise et de contrôle des territoires alpins de la part des religieux, aussi bien en direction des communautés laïques qu’en direction des monastères eux-mêmes. Parmi les nombreuses contributions, signalons tout d’abord l’article de Nicolas Carrier sur les seigneuries monastiques du Faucigny et du Chablais aux XIIe-XIVe siècles, dévoilant la nécessité de la possession du pouvoir banal par les monastères pour le maintien de la domination sur les populations rurales. Sidonie Bochaton s’intéresse au statut de deux petites maisons chablaisannes, le prieuré de chanoines réguliers de Meillerie (dépendant de l’hospice du Mont-Joux) et le prieuré bénédictin de Saint-Paul (sous la dépendance du couvent de Lutry) ; elle met en relief leur rôle dans l’affirmation des pouvoirs régionaux – s’agissant respectivement des chanoines du Grand-Saint-Bernard et de la famille noble des Blonay. Mentionnons également l’étude de Julie Dhondt sur l’expansion des Antonins dans les régions montagnardes aux XIIe-XVe siècles ; correspondant à la première phase de diffusion de l’ordre hors de la maison-mère, cette attache fut ponctuelle et était intégrée à une stratégie d’expansion spécifique. Signalons enfin l’analyse de l’évolution archéologique et architecturale des couvents de moniales cartusiennes effectuée par Mathilde Duriez ; parmi les facteurs d’isolements principaux, elle souligne la prépondérance de la clôture imposée dès le XIIIe siècle, sur le choix du site d’implantation.

L’ensemble de ces études construites à partir de l’examen de sources de typologies diverses (archéologiques, hagiographiques, normatives, nécrologiques, etc.) est complété par l’insertion de nombreuses cartes replaçant les couvents dans l’espace régional ainsi que par de belles photos des sites archéologiques mentionnés. En définitive, cet ouvrage, en faisant sienne une conception large de la vie régulière (des ermites aux Franciscains), a le mérite de donner une vision d’ensemble de la pluralité des formes de vie religieuse et de leur évolution dans les Alpes du Nord, en insistant en particulier sur les dynamiques de maîtrise territoriale de la part des ordres et des couvents. Les contributions rassemblées dans ces actes ne constituent toutefois pas une synthèse exhaustive sur l’histoire régionale des réguliers, comme en témoigne par exemple l’absence d’étude sur l’encadrement pastoral des communautés laïques par les religieux ; elles fournissent néanmoins un précieux état de la recherche et ouvrent de nombreuses pistes pour des études de cas plus approfondies sur l’histoire des ordres dans l’espace alpin.

Zitierweise:
Novotny, Ian: Rezension zu: Deflou-Leca, Noëlle; Demotz, François (dir.): Établissements monastiques et canoniaux dans les Alpes du Nord, Ve-XVe siècles, Rennes 2020. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 129, 2021, p. 186-187.